Trois décennies après l'extermination massive de six millions de Juifs en Europe, le débat se poursuit sur les causes de ce phénomène : unique dans l'ère nazie, il s'avère inassimilable à d'autres faits contemporains et non identifiable à de précédentes explosions meurtrières dans l'histoire. Toute tentative d'explication généralisante et/ou unicausale (simple manifestation de fascisme, de totalitarisme ; conséquence du processus économique ; effet de l'idéologie régnante) élimine le problème en gommant sa spécificité, ou bien ne met en relief qu'un aspect particulier de la Solution finale. Introduisant une dimension négligée par les analyses précédentes : celle de l'irrationnel, l'auteur étudie ici le lien entre l'action exterminatrice des Nazis, la réaction (ou l'absence de réaction) des témoins et le com¬ portement des victimes. La confusion entre le réel et le symbolique est l'une des tendances marquantes du national-socialisme. Aussi la résurgence d'obsessions archaïques trouva-t-elle, en temps de crise, un terrain favorable à son épanouissement et s'allia, pour la Solution finale, à l'emprise bureaucratique et à la technologie de domination et de destruction modernes. Les mythes anciens et nouveaux du Juif contre-idéal de groupe s'harmonisèrent avec les courants néo-romantiques, anti¬ libéraux et anti-marxistes des classes moyennes. Dans ce contexte idéologique, la passivité des témoins fut encouragée par le respect que le Reich sut inspirer jusqu'au milieu de la guerre et par le collaborationnisme masqué en collaboration d'État. Dans l'entre-deux-guerres, le pragmatisme à courte vue d'un grand nombre de Juifs fut, certes, par définition un facteur d'imprévoyance, l'inter¬ nationalisme de quelques-uns exacerba l'antisémitisme en nourrissant le mythe du Juif subversif. Mais le hiatus entre émancipation et acceptation, entre "pays légal" et "pays réel" est véritablement à l'origine des attitudes juives qui semblèrent faciliter le rejet absolu, l'isolement total des Juifs — et leur extermination